Le Nouvelliste | « Vous êtes rouge, pas noir », un diaspora en Haïti
Cet après-midi-là, sur la plage « Cocoye Anglade » d’Aquin, la brise savoureuse nous caressait voluptueusement. En compagnie de quelques amis trinquant de l’eau de noix de coco avec des rasades de rhum, nous bavardions de tout et de rien, sur des sujets décousus et sans suite. Détendu, je suivais la conversation d’une oreille distraite quand un chevronné avocat du coin m’adressa de but en blanc : « Vous êtes rouge, pas noir ». Trop relax pour m’engager dans une discussion aussi sérieuse ou oiseuse, je me suis laissé bercer par la musique des flux et reflux des vagues. Toutefois, son allégation a mis mon cerveau sur le qui-vive, car ce n’était pas la première fois que cette assertion était venue sur le tapis.
Le bureau du ministre, au Bois Vernas à Port-au-Prince, reflétait l’autorité du chef. De passage en Haïti, je suis allé rendre visite au ministre, un ami que je fréquentais en Floride. Au cours de notre conversation, il m’a soudain scruté avec intensité et m’annonça : « tu es un mulâtre ». – Qui, moi ? – Oui toi ! – Et pourtant on se connaissait de longue date à Miami ? Il me répondit : — Je n’y avais pas prêté attention. Sa remarque démontrait que les termes de référence peuvent varier suivant l’espace social dans lequel le jugement de valeur va s’exercer.
En effet, le large éventail des nuances de la peau noire, allant du foncée au dorée au très claire, dans une société majoritairement à peau blanche rend imperceptible ces teintes nuancées. Alors, j’ai commencé sciemment à comparer la couleur de ma peau avec celle de mes compatriotes en Haïti dont la majorité a la peau très foncée. Qu’on m’appelle rouge ou mulâtre, j’ai pu observer une différence.
Aux Etats-Unis, un « pays blanc », comme on le dit en Haïti, je suis noir, sans contestation possible, pas rouge. Chez l’oncle Sam, l’épiderme noir s’appelle tout simplement « dark skin black » [noir à peau foncée] ou « light skin black » [noir à peau claire]. La couleur de la peau ainsi que l’identité sociale, historique et culturelle définissent si une personne est noire même si elle ressemble à une blanche pur-sang. En Haïti, se dire noir alors qu’on ressemble à un blanc ne serait même pas drôle, alors qu’aux Etats-Unis, pendant près de dix ans, la militante blanche antiraciste Rachel Dolezal s’est fait pu faire passer pour noire. De son coté, Walter White, fils d’ancien esclave et directeur du NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) [Association Nationale pour la Promotion des Personnes de Couleur] de 1931 à 1955, attestait dans son autobiographie : « Ma peau est blanche, mes yeux sont bleus, mes cheveux sont blonds. Les traits de ma race ne sont nulle part visibles sur mon visage. »
Alors, pourquoi, en 1798, Médéric Louis Élie Moreau de Saint-Méry, colon créole propriétaire d’esclaves, dans son livre, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’Isle Saint-Domingue, avait classifié « cent vingt-huit combinaisons possibles du métissage noir-blanc en neuf catégories : le sacatra, le griffe, le marabout, le mulâtre, le quarteron, le métis, le mamelouk, le quarteronné, le sang-mêlé ? Par exemple, « les blancs avec les indiennes forment les métis ; les blancs avec les négresses : les mulâtres, la mulâtresse avec le blanc : quarteron. La négresse avec le mulâtre : le capre, et le blanc avec la quarteronne : le misti », etc… Se basant sur la proportion de sang « noir », l’objectif de Moreau de Saint-Méry était de créer une « aristocratie de l’épiderme » en plaçant les colons blancs esclavagistes au sommet de la pyramide sociale et générer une ségrégation entre les noirs et les mulâtres qui profiterait aux colons blancs numériquement inférieurs. De plus, au marché des esclaves, plus un esclave était clair, plus élevé son prix de vente.
Plus proche de nous dans les années 1970, Susie Guillory Phipps, une femme de 50 ans à la peau claire de Sulphur en Louisiane, descendante de l’arrière-arrière-arrière-arrière-petite-fille d’une esclave et d’un planteur français qui s’installa en Louisiane en 1764, a lutté judiciairement pendant cinq ans pour changer sa désignation raciale de noire à blanche sur son certificat de naissance. Madame Guillory Phipps, après avoir découvert qu’elle n’était pas légalement blanche dans son passeport, a contesté cette décision au tribunal. La Cour d’appel du quatrième circuit, invoquant une loi de l’État de la Louisiane de 1970, a statué que toute personne ayant plus d’un trente-deuxième de sang noir était légalement noire. Cette loi fut abrogée en 1983 à la suite du cas de Mme Phipps. Honoraire payé par Madame Guillory Phipps à ces avocats : $ 49 000.
Chez nos voisins, les dominicains, la couleur de peau, en surface, apparait moins compliquée. Pendant une conférence à Santo Domingo avec la Commande Sud de l’armée américaine, j’ai signalé à un employé noir de l’hôtel que je n’étais pas américain mais haïtien d’origine. – Vous ne ressemblez pas à un Haïtien, dit-il. – Je pensais que vous étiez Haïtien, répondis-je. – Je suis « indio » [indien], pas noir, surenchérit-il. Par cette patronyme indio, avec toute ses variantes allant de l’indio clair à l’indio foncé, il se referait aux Taïnos qui ont presque tous été exterminés et dont leur apport génétique contemporaine en République Dominicaine est infime. Au lieu du vocable « negro » (noir), réservé pour décrire et se distinguer des Haïtiens, les dominicains emploient le synonyme « moreno ». J’ai pu alors comprendre, les tribulations psychologiques de mes camarades de classe dominicains à New York quand, libérés des mirages et des représentations imaginaires de la caverne, ils ont découvert dans leur vingtaine qu’ils étaient des noirs. L’autre disait que « pour les américains, les portoricains sont noirs ; pour les portoricains, les dominicains sont noirs ; pour les dominicains, les haïtiens sont noirs » ; pour les haïtiens, les haïtiens sont noirs. Comme les haïtiens ont embrassé leur négritude avec fierté, ils ont, tout de même, trouvé un sophisme pour nous confondre en adoptant le dicton de Jean-Jacques Acaau, un leader haïtien de l’insurrection paysanne de 1844 à 1848 contre la mise en cause du système économique, politique et social alors en place, « nèg rich se milat, milat pov se nèg »(Un Noir riche est un mulâtre, un mulâtre pauvre est un noir).
Comment en sommes-nous arrivés dans cet imbroglio ? 7 à 8 millions d’années de cela, en Afrique équatoriale, notre peau était recouverte d’une épaisse fourrure. Au cours des années, pour nous adapter aux changements de température, cette fourrure a disparu au fur et à mesure en laissant encore sur notre peau quelques poils clairsemés. Noire peau, une fois exposée au soleil commence à se foncer pour s’adapter aux changements climatiques. Notre peau est composée a) de l’épiderme qui contient quatre pigments qui en déterminent sa couleur : l’hémoglobine oxygénée (rouge), l’hémoglobine réduite (bleue), le carotène (jaune orange) et la mélanine (noire) qui protège la peau contre les rayons ultraviolets du soleil, et b) plus profondément, le derme qui comprend un tissu conjonctif avec des fibroblastes, des cellules immunitaires, des vaisseaux sanguins, de terminaisons nerveuses et des vaisseaux lymphatiques.
Comme l’homo sapiens s’est disséminé sur toute la planète et que chaque région n’a pas la même exposition au soleil, la peau s’est adaptée en adoptant différentes couleurs pour se protéger des rayons ultraviolets du soleil. Les populations proches de l’équateur, comme ceux des pays africains, et de l’Amérique latine auront tendance à avoir une peau plus foncée qui les protège des rayons ultraviolets du soleil tandis que les populations éloignées de l’équateur, comme ceux des pays nordiques, auront tendance à avoir la peau plus claire, car leur besoin de protection contre les rayons ultraviolets du soleil est moindre.
Subjectivement, l’avocat m’apercevait rouge et le ministre mulâtre, alors que je me voyais noir. Objectivement, qui suis-je ? J’ai décidé de m’informer sur la composition moléculaire de mon code génétique à travers un test ADN (acide désoxyribonucléique) qui me permettrait d’apprendre un peu plus de moi-même, comme la couleur de ma peau, ma physionomie, mes cheveux, etc… L’ADN, théoriquement unique à chaque personne, est composé de 4 éléments codés : adénine (A), thymine (T), guanine (G) et cytosine (C) dont la moitié est transmise par notre père et l’autre moitié par notre mère.
Surprise, surprise ! Je suis originaire de ces différents parties de la terre des hommes : Afrique : 64,1% – Afrique de l’Ouest 62,3% : Nigériens 41,6%, Sierra Léonais 14,3%, Afrique de l’Ouest 6,4% – Afrique de l’Est 1,8% : Massaï 1,8%. Europe 35 % – Europe du Sud 24,1 % : Ibérique 17,1 %, Italien 7 % – Europe du Nord et de l’Ouest 10,9 % : Europe du Nord et de l’Ouest 8,8, Irlandais, écossais et gallois 2,1 %. Amérique 0,9 % : Amérindien 0,9%.
Cette salade génétique d’un homme-caméléon est l’image scientifique d’une partie de mon identité. L’autre partie, sociale et culturelle, va m’intégrer dans une identité de civilisation porteuse de valeurs, de rites et croyances. Ces valeurs, rites et croyances donnent à chaque individu un outillage bien fourni de références. Cet outillage va intégrer l’individu à un groupe et à un territoire structuré par des codes, lois, us et coutumes. Ceci va permettre à chacun de vivre et se développer à la fois individuellement mais aussi collectivement.
La couleur de la peau est donc un élément, certes important, car elle signale l’appartenance à un groupe. Cependant, elle n’est pas suffisante pour déterminer l’identité profonde d’un être humain. L’erreur serait de penser que la couleur de peau serait l’élément principal ou déterminant et d’en faire une référence absolue. La tentation est pourtant grande pour certains d’utiliser la couleur comme le seul critère leur permettant d’effacer chez autrui le contenu culturel des savoirs et des connaissances. Se limiter à la couleur de peau, c’est retenir le plus petit dénominateur commun.
L’altérité qui se définie comme la reconnaissance de l’autre par sa différence, va donc être dans cette approche réduite au minimum. Ce minimum va faciliter d’une certaine manière des formes de ségrégations insidieuses ou manifestes. Cette problématique de l’altérité est non seulement celle de l’identité de chacun mais aussi de son appartenance à une société soit petite dans laquelle on réside comme le « lakou » dans les campagnes haïtiennes, soit plus grande comme l’Etat –Nation dans lequel s’inscrit notre identité de citoyen, voire dans des ensembles encore plus vastes de nature civilisationnelle.
Notre problématique confronte d’une part l’identité universelle porteuse in fine d’une matrice unique regroupant notre ADN et notre patrimoine culturel et social pour en faire un tout et un être unique et d’autre part les identités multiples posées par le regard ou le jugement de l’autre qui va pouvoir varier suivant les références dont il sera porteur.
Or, c’est cette dialectique de l’altérité qui s’actionne en continue et qui affronte cette identité ontologique constitutive de l’être humain. C’est donc une notion relative et, en ce sens, elle doit nous conduire à l’apprécier et le cas échéant à la défendre. C’est une dimension ontologique qui in fine n’est pas in abstracto mais in concreto. L’avocat et le ministre avaient-ils conscience des éléments de cette altérité ? Pourquoi et quelles raisons les poussaient-ils à faire émerger ce critère « visible » de la couleur de peau ? Avaient-ils besoin de croire que cette différence leur donnait une condition existentielle spécifique ? Le processus de l’organisation sociale par castes et la hiérarchie qu’elle induit dans les rapports de pouvoirs ou humains étaient-ils pour eux un enjeu si fort que cette dimension venait « à fleur de peau », c’est le cas de le dire !!! Ce questionnement n’était-il pas simplement un soubresaut archaïque d’une société meurtrie par ces problématiques de pouvoirs et de luttes entre diverses catégories de personnes dont la couleur de peau était un signal d’identité et qui remonte à la création d’Haïti ?
Chacun a conscience d’une identité, elle lui est personnelle. Parfois elle correspond ou s’écarte du jugement de l’autre en raison des termes de référence différents qu’engendrent cette appréciation différenciée. Cette confrontation entre identité ressentie et identité issue de l’altérité peut induire des questions profondes ou simplement des interrogations mineures.
In fine, chacun dispose d’une identité remarquable qui marque son appartenance au genre humain. C’est avant tout un être unique doté d’une couleur de peau unique à sa personne.
Il va se caractériser surtout et essentiellement par les attributs de la condition humaine et ils sont nombreux.
Aldy CASTOR, M.D., aldyc@att.net
President, Haitian Resource Development Foundation (HRDF)
Directeur, Emergency Medical Services for Haiti Medical Relief Mission, Association of Haitian Physicians Abroad.
Membre, United Front Haitian Diaspora
Philippe FRANÇOIS, philippefrancois.fr@gmail.com
Ancien administrateur territorial en France
Consultant auprès du bureau du président de la HRDF,
Diplômé en sociologie de l’Université Paris IX, Dynamique des Organisations et Transformations Sociales